Un étrange Coup d'État

Et le druide félon but le sang du dieu mort.

La Geste du Sorcier Renégat

À ses pieds, la nuit tombait sur Ypalone, la Cité Cent Fois Muselée, Cent Fois Libérée. Du haut de sa tour immense, il voyait se dessiner les rues et les ruelles en de minces rubans lumineux. Seul, il pouvait contempler la complexité de ce labyrinthe ; seul, il pouvait en apprécier la beauté qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Seul, lui, Hirphide, le vieux roi d’Ypalone, la Cité Cent Fois Muselée, Cent Fois Libérée.

Il inhala profondément, cherchant à saisir l’odeur de son royaume. Comme chaque soir depuis quelques temps, un sentiment d’inquiétude se répandit en lui en une nervosité presque fébrile. Son instinct de guerrier qui l’avait si bien servi pour ceindre la couronne, s’éveillait maintenant après tant d’années de sommeil pour l’avertir d’un danger imminent. Mais d’où le coup allait-il venir ?

— Il ne viendra certes pas de moi.

Hirphide se retourna brusquement, cherchant du regard qui, dans sa chambre, avait parlé. Il ne vit personne. Il prit soudainement conscience de sa vulnérabilité : il était seulement vêtu d’un pantalon de pyjama en soie blanche et n’avait aucune arme à portée de main. Son épée était posée sur le mur le plus éloigné de lui, près de la massive cheminée : autant dire qu’elle était inaccessible. Il avait encore une dague cachée sous son oreiller, plus facile à atteindre, mais les quelques mètres qui l’en séparaient suffiraient tout de même à un ennemi rapide pour lui porter aisément un coup mortel. Pouvait-il appeler les gardes ? Le temps qu’ils arrivent, il serait peut-être déjà mort. Hirphide avait déjà vu des tentatives d’assassinats suicides contre lui. Il ne lui restait qu’une seule stratégie possible : détourner l’attention de l’autre en lui parlant, de façon à ce qu’il ne prête pas garde à ses mouvements et à s’emparer de la dague avant de contre-attaquer.

— Puisque je vous dis que vous ne craignez rien de moi. Si j’avais voulu vous tuer, cela serait déjà fait. Avertir l’ennemi que l’on veut abattre ne peut que lui donner une chance de prendre l’avantage... Vous le savez sans doute, sinon vous ne seriez pas devenu ce que vous êtes.

Hirphide ne pouvait voir celui qui lui parlait. Était-il caché ? Était-il invisible ? Il était incapable de le dire car la voix qui lui parlait semblait venir de tous les coins de la pièce à la fois, comme en un écho instantané et il lui était impossible de déterminer d’où elle provenait en réalité. Il serra son poing en un geste d’impuissance. Il n’était nullement impressionné par ce genre de tours, ni par le fait que l’autre semblait lire dans ses pensées, seulement agacé que l’on puisse s’adresser à lui de cette façon.

— Qui que vous soyez et quelle que soit la raison pour laquelle vous avez fait intrusion dans mes appartements, je vous conseille de vous montrer sur le champ. Je verrai ensuite si mon indulgence pourra plier ma colère.

— Pardonnez-moi si je me suis introduis chez vous de cette façon si désagréable, mais je ne voulais surtout pas que quelqu’un de votre cour ait connaissance de mon arrivée.

L’écho avait disparu. L’homme qui parlait sortit de derrière une tenture, assez éloignée de son lit. Il pouvait espérer s’emparer de sa dague avant que l’autre l’en empêche, et ensuite la lancer sur lui. Il ne porterait ainsi qu’un seul coup, mais s’il parvenait au moins à le blesser, cela lui donnerait peut-être le temps de s’emparer de son épée. Hirphide observa l’homme.

Il était à la fois grand et large d’épaules ce qui rendait sa présence immédiatement imposante. Son crâne était parfaitement lisse. Son teint, très pâle, contrastait avec ses vêtements de nubuck noir, tachés et délavés par le soleil. Il portait une chemise sans col et sans manchettes aux boutons d’os ainsi qu’un pantalon de même facture. Mais ce qui attirait le plus l’attention étaient ses yeux qu’il semblait avoir bien trop grands.

— Sire, reprit-il, je suis venu vous proposer mon aide pour sauver votre tête et votre royaume d’un péril certain.

Boniments ! pensa le Roi. Il s’approchait de son lit, mais aussi de l’intrus tandis qu’il parlait. Le Roi espérait que son déplacement paraîtrait ainsi naturel. Dès lors, il vit mieux les traits de l’homme. Il n’était pas seulement chauve, son visage était complètement imberbe, jusqu’à ses sourcils complètement rasés. Mais le pire n’était pas là : ses yeux étaient dépourvus de paupière !

Hirphide resta un instant fasciné par cette difformité. Cela n’était pas le résultat d’une tare congénitale : les globes oculaires, qui semblaient vouloir sortir de leurs orbites, étaient surmontés et soulignés par des cicatrices. Leurs paupières avaient été découpées.

— Je vois que vous avez remarqué mon petit handicap, dit l’intrus dans un sourire qui découvrit des dents jaunâtres et proéminentes. C’est un cadeau que m’ont laissé les Daïnders lors de la dernière Guerre Chthonienne lorsqu’ils m’avaient fait prisonnier. Ce qu’il m’en a coûté de leur échapper, je n’ose même pas vous le révéler.

Le Roi fronça les sourcils d’un air étonné.

— La dernière Guerre Chthonienne ? Mais quel âge avez-vous ? Et qui êtes-vous ?

— Mon âge ?...

Son regard se voila un instant, semblant contempler le néant sans fond du temps comme un précipice familier.

— À dire vrai, reprit-il, je ne m’en souviens pas. Il y a si longtemps déjà que j’ai perdu le compte des années... Je m’appelle Zorastre. Sans doute, cela ne vous dit rien. Les Druides de l’Ordre de Simurgh ont gratté mon nom dans toutes les copies des Chroniques Chthoniennes qu’ils ont pu trouver. Je suis en effet un mage renégat.

Hirphide fronça les sourcils. À qui a-t-il affaire ? Voilà un homme qui s’introduit dans son appartement à son insu. Il se permet de lire dans ses pensées, semble-t-il. Il parait plus jeune qu’Hirphide, bien qu’à l’en croire, il ait au moins trois cents ans de plus que lui, et peut-être bien plus. Son visage est horriblement mutilé sans qu’il n’éprouve le besoin de le masquer. Et, pour couronner le tout, il avoue être un mage renégat, autant dire un homme irrespectueux de l’autorité et avide de pouvoir. Il dit avoir été capturé par les Daïnders pendant la Guerre Chthonienne, mais faut-il le croire ? N’aurait-il pas plutôt été leur allié ?

— Pourquoi vous ferais-je confiance ? demanda le Roi.

Zorastre lui tourna le dos à ce moment. Hirphide en profita pour se rapprocher de son lit avec une vivacité et une souplesse que bien des guerriers plus jeunes auraient enviées. Du coin de l’œil, il vit que Zorastre avait tendu les bras, les écartant de son corps en les levant à demi. Chacune de ses mains dessinait dans l’air l’un de ces signes calligraphiques porteurs de magie.

Il lance deux sorts en même temps ! pensa Hirphide, impressionné. Il était parvenu au bord de son lit et, d’un geste rapide, glissa sa main sous l’oreiller. Lorsqu’il la ressortit, ayant saisi la dague, il ne la reconnut pas. Ce n’était pas sa main, mais celle d’un autre qui était au bout... de ce qui n’était pas son bras non plus !

— Pendant combien de temps pensez-vous que je puisse me faire passer pour vous ?

Cette voix, à la fois familière et étrange, Hirphide la reconnut au bout d’un instant : c’était la sienne... Il leva les yeux vers Zorastre et vit un vieillard aux cheveux blancs et à la silhouette élancée, vêtu seulement d’un pantalon de soie blanche. Il eut le sentiment de découvrir un double ou un jumeau. Il voulut cligner des yeux pour chasser l’illusion, mais il n’y parvint pas. Il s’avança alors vers le miroir et y contempla le reflet de Zorastre.

— Qu’avez-vous fait ? demanda-t-il d’une voix cassée qui n’était pas la sienne.

— L’effet est saisissant, n’est-ce pas ? Je voulais simplement vous montrer que vous n’avez rien à me donner que je ne puisse prendre. Je ne convoite rien de ce que vous possédez. Je ne suis pas venu vous extorquer quoi que ce soit, ni vous aider dans l’espoir d’une récompense.

Le Roi le regarda un moment avec une expression où la colère le disputait au doute.

— Fort bien, j’ai compris. Maintenant, rendez-moi mon apparence et cessez de jouer avec moi. Ensuite vous me direz pourquoi vous êtes venu.

Zorastre fit un geste rapide de la main et chacun reprit son aspect normal.

— Pardonnez-moi cette démonstration de force, dit Zorastre. Je tenais à écarter toute possibilité de malentendu. Vous n’êtes pas quelqu’un à négliger et je préfère vous savoir de mon côté plutôt que sur mon chemin.

Bien qu’il reconnut la flatterie dans ces dernières paroles, Hirphide adopta une meilleure disposition d’esprit à l’égard de l’intrus. À l’évidence, Zorastre n’était pas non plus quelqu’un à négliger. Hirphide replaça la dague sous l’oreiller avant de lui faire face et de lui dire :

— Asseyons-nous, nous serons plus à notre aise.

Hirphide invita Zorastre à passer dans une autre pièce. Il n’avait pas l’habitude de recevoir dans sa chambre. Ils s’installèrent dans un salon oriental, encombré de poufs et de coussins. Des narguilés étaient stratégiquement disposés dans la pièce et, au milieu, se trouvait ce qui semblait être un étrange jeu d’échecs. Les yeux de Zorastre changèrent d’éclat.

— Une Cour des Miracles..., dit-il. Le Roi des Jeux. Êtes-vous amateur ?

— Oui, répondit l’autre, c’est le Jeu des Rois...

Ce jeu est également appelé les Échecs Masqués. Il diffère du jeu d’échecs ordinaire en ce que les figures des pièces, au commencement du jeu, sont cachées à l’adversaire, seul le joueur en ayant une connaissance exacte, leurs positions étant choisies comme il le souhaite sur ses deux lignes de départ. Tant qu’elles sont masquées, les pièces se déplacent exactement comme des pions. Certaines autres règles définissent comment résoudre les situations imprévues par les échecs classiques et donnent au jeu une dimension de bluff rappelant le poker.

Les deux hommes se regardèrent et se comprirent.

— Peut-être aurons-nous le temps de faire une partie à l’occasion, reprit Hirphide. Mais il faut d’abord nous occuper de notre affaire.

— À votre disposition, répondit Zorastre.

Ils s’assirent et Zorastre se pencha vers le Roi.

— Ce pendentif que je vois à votre cou, voulez-vous bien le retirer ? demanda-t-il.

— Pourquoi cela ?

À peine Zorastre avait-il posé sa question que déjà Hirphide était à nouveau sur la défensive. Il lui répugnait au plus haut point, sans qu’il sache bien pourquoi, de se défaire de ce collier.

— N’est-ce pas Ragmadeon, votre Grand Conseiller qui vous l’a offert, il y a maintenant quelques années de cela ?

— Il y a près de quinze ans dans quelques jours, répondit Hirphide, à l’occasion de la Fête de la Chute d’Amnotep, le Tyran.

— N’avez-vous remarqué aucun changement depuis que vous le portez ?

— Que voulez-vous dire ?

Zorastre ne répondit pas tout de suite.

— Réfléchissez. Vous faites partie de ces gens qui ont un réel instinct du danger et sans cela vous ne seriez pas parvenu à libérer Ypalone. Peu de temps avant que vous receviez ce pendentif, n’avez-vous pas éprouver cette inquiétude caractéristique qui vous a si souvent sauvé ?

Tandis que le Roi réfléchissait sans répondre, Zorastre prit un morceau de charbon oublié dans l’un des narguilés et l’utilisa pour tracer des signes sur le sol.

依

睡警

— Je voudrais que vous observiez votre médaillon. Je suis certain que vous y découvrirez qu’il peut être ouvert, soit qu’il y ait un mécanisme, une partie vissée ou encore collée. Bref, à l’intérieur, vous y trouverez ces symboles.

— Ne cherchez pas si loin, Zorastre, ils se trouvent sur le dos du médaillon. Ce sont les signes magiques pour chance et longévité.

En disant ces mots, le Roi tourna son pendentif et, sans s’en défaire, lui montra l’inscription. Zorastre le regarda attentivement quelques instants.

— Je vous remercie votre Majesté. Bien des choses peuvent être découvertes à propos d’un mage simplement en observant sa calligraphie, éléments qui peuvent prendre toute leur importance lors d’un combat. Mais ces signes ne sont pas ceux de la chance et de la longévité. Le premier signe vient pour attachement et il est utilisé ici pour que vous vous preniez d’affection pour l’objet. Le second et le troisième symboles vont ensemble et signifient sommeil de la vigilance . Je crois que je n’ai pas besoin de vous expliquer plus avant.

Le Roi le regardait droit dans les yeux. Alors, très lentement, il retira le pendentif avant de le poser devant lui.

— Vous ne ressentez aucun changement, dit Zorastre. L’influence du sortilège se dissipera lentement dans les jours à venir et vous n’aurez plus aucun doute quant à l’imminence du danger.

— Et quel est-il ? demande le Roi.

— Vous le soupçonnez déjà. Le médaillon n’a pas eu une action parfaite sur vous et même si votre vigilance s’est assoupie, vous ne vous êtes pas complètement égaré. Ainsi, vous commandez toujours directement à la Garde Royale, et c’est heureux, car cela vous laisse une chance de vous en sortir.

— Voulez-vous dire que Ragmadeon m’aurait trahi ?

— Je crains que cela ne soit pire que cela. Je crois qu’il est mort depuis bien longtemps et qu’un imposteur a pris sa place.

— Vous vous moquez ? s’énerva le Roi. Comment cela serait-il possible ? Je connais bien Ragmadeon, avant d’être mon Grand Conseiller, il a été mon complice pour renverser le Tyran et bien avant cela encore, il a été mon ami depuis notre jeunesse. Personne n’aurait pu prendre sa place sans que je m’en aperçoive.

— Vous rappelez-vous tout à l’heure lorsque j’ai troqué nos apparences ? J’aurais pu tromper votre mère. Ragmadeon n’a pas été victime d’un usurpateur ordinaire, mais d’un démon majeur. Et depuis qu’il vous conseille, vous lui avez abandonné lentement presque tous vos pouvoirs. Il a pu placer des hommes à lui, si je puis appeler ainsi de telles créatures, archisuppots et cagous, à bien des postes clés, utilisant une puissante magie pour dissimuler leurs véritables apparences. Même pour un tel démon, ce fut un travail harassant. Depuis lors, votre politique s’est infléchie pour sombrer lentement dans l’arbitraire, la cruauté et l’infamie. Quelques survivances des institutions que vous avez bâties avec Ragmadeon empêchent encore l’imposteur de faire tout à fait ce qu’il veut, mais le fruit est presque mûr, le peuple gronde sans que vous ne le sachiez et la révolte est proche. Il demande un coupable et l’usurpateur a réussi à vous rendre responsable de tous ces méfaits. Il ne lui reste plus qu’à vous renverser pour apparaître comme le nouveau libérateur et établir son règne de terreur. Mais il est encore temps d’agir pour empêcher cela.

— Comment ? questionna le Roi.

— Dans quelques jours, lors de la prochaine fête de la Chute du Tyran, vous vous rendrez, comme chaque année, au Palais de Medjpara, fief de votre conseiller. C’est à ce moment-là qu’il faudra agir. Mais une telle attaque sera délicate, épées et magie devront agir de concert.

Ils parlèrent encore longuement du péril qui pesait sur le royaume. Tandis que leur conversation se prolongeait très avant dans la nuit, leurs yeux glissaient machinalement sur les pièces de la Cour des Miracles. Ils affinaient leur stratégie.


Medjpara, le Palais du Grand Conseiller, en apparence, n’était pas fait pour la guerre, mais pour la plaisance. Celui qui l’habitait ne semblait craindre nulle armée humaine. Au pied des premiers contreforts des Montagnes de l’Est, le Palais était entouré d’une vaste forêt traversée seulement par une route qui le reliait directement à Ypalone. Un haut portail en fer forgé arrêtait les bois pour laisser place au parc ; l’ordre méticuleux des jardiniers succédait à la spontanéité de la nature.

Lorsqu’il parvint à cette limite, Zorastre s’arrêta un instant, observant d’abord l’obscurité des sous-bois, il n’y décela aucune hostilité. Il en fut satisfait. Bientôt, une grande partie de la Garde Royale devait y prendre place. Puis il tourna son regard vers le Palais. À cette distance, on n’en distinguait pas encore nettement les détails, d’autant qu’il était noyé dans l’ombre de la montagne projetée par le soleil matinal. Le bâtiment principal était adossé à une falaise sur le flanc de la montagne et il était flanqué de deux ailes courbées entourant une place de gravier où s’achevait la route d’Ypalone. La construction était peu élevée, allant jusqu’à trois étages pour le corps principal et deux pour les ailes. Mais, bien que ne paraissant tout de même pas modeste, le Palais était bien plus vaste qu’il le semblait : il était partiellement troglodyte, et derrière la façade principale, d’inquiétantes rumeurs évoquaient des dizaines de salles et des kilomètres de galeries accueillant d’étranges habitants, dont certains ne seraient peut-être pas même humains.

Zorastre n’était pas seul : il était accompagné d’une troupe de théâtre qui participerait aux divertissements prévus ce jour-là en donnant une représentation d’une pièce inédite. À vrai dire, le mage avait payé les acteurs et longuement travaillé avec eux pour qu’ils jouent une œuvre de son cru. Mais cela n’aurait pas lieu avant quelques heures.


Lorsque la pièce commença, en milieu d’après-midi, la fête battait son plein et nombre de convives étaient déjà passablement éméchés. De larges tables avait été disposées en U, formant un carré avec la scène face au Palais. Au début, lorsque les premiers acteurs montèrent sur scène, le public resta indifférent, tout occupé à festoyer, mais à mesure que l’histoire progressait, de plus en plus de convives s’y intéressaient et, bientôt, plus personne ne dit mot et la tension fit palpable. Le silence était d’autant plus pesant que la mise en scène était faite de mimes et de danses dépourvues de toute musique. Cela dérogeait à la tradition théâtrale d’Ypalone et cela seul aurait suffit à donner un fort sentiment d’étrangeté à la plupart des invités. L’intrigue se révéla alors captivante pour les spectateurs car, bien que rien ne fut dit, ils y reconnurent le renversement d’Amnotep et le prise de pouvoir par Hirphide. Mais, autre élément déroutant pour le public, le jeu des acteurs s’appuyait fortement sur un accessoire presque inusité sur les scènes Ypalonites : le masque. Chaque acteur avait un rôle qui lui était attribué et auquel correspondait un masque précis qu’il conservait toujours mais il superposait parfois sur celui-ci un autre masque. Le plus souvent, cela semblait représenter simplement l’attitude affectée par le personnage devant un autre protagoniste, mais à d’autres occasions, il s’agissait du visage d’un autre, comme s’il se faisait passer pour lui. Tous les masques étaient blancs ou noirs. Progressivement, une véritable chorégraphie se mit en place, où les acteurs se livraient à un jeu de mime au cours duquel les masques volaient de visage en visage. Toutefois, chacun conservait son premier masque. Cette danse était rythmée seulement par le martellement des pieds sur le sol qui créait une musique primitive et pesante.

Le premier acte se termina en apothéose : le Tyran portait alors cinq masques alternativement blancs et noirs, deux devant, un autre dans le dos et deux sur les côtés. Il était entouré par une dizaine de personnages à la face noire et agressive. Deux avancèrent que les spectateurs avaient pu identifier comme étant Hirphide et celui qui allait devenir son Grand Conseiller, Ragmadeon. Ceux qui étaient restés en arrière se lancèrent dans une ronde frénétique et le Tyran se mit à tourner sur lui-même. Hirphide et son complice arrachèrent alors un par un tous ses masques et lorsqu’ils retirèrent le dernier, la ronde cessa et le Tyran s’effondra. Tous les acteurs présents sur scène enlevèrent leurs masques pour ne conserver que le premier avant de se disperser. Seuls restèrent Hirphide et Ragmadeon, debout, le premier à la tête, l’autre aux pieds du corps sans vie d’Amnotep. Ils semblaient méditer un instant devant le cadavre. Puis Hirphide se pencha, prit la couronne et la déposa sur son crane en se tournant vers la salle. Il y eut un tonnerre d’applaudissements.

Après une pause, commença le deuxième acte. Sur la scène, à gauche, assis sur son trône, Hirphide. Devant lui, légèrement plus proche du public, Ragmadeon. Le reste de la scène est occupé par des ministres leur faisant face. Une grande discussion les animent tous à l’exception d’Hirphide qui baille. Bientôt, il dodeline de la tête et s’endort. Ragmadeon donne des instructions à chacun des ministres qui, tour à tour, quittent la scène. Il ne reste que lui et le Roi, toujours endormi. Le Conseiller l’observe d’un côté, puis de l’autre. Il approche son visage très près de celui du dormeur. Il lève la main, la tend vers le masque du Roi. Lorsqu’il le touche du bout des doigts, il a un brusque mouvement de recul avec de grands gestes de douleur et de lamentation. Là, il s’arrête soudainement, observant le masque du Tyran resté sur le sol. Il s’en empare, le lève face à lui, paraissant méditer. Puis il le jette à terre violemment avant de le fouler aux pieds de rage. Enfin, il s’accroupit, s’assied en tailleur et prend sa tête dans ses mains.

Un nouveau personnage surgit alors d’un bond au milieu de la scène. Contrairement aux autres, il n’est pas masqué, mais son visage est couvert d’un maquillage rouge outrancier, seuls ses lèvres et ses yeux sont aussi largement peints que ceux d’un clown, mais de noir. Ses cheveux et ses vêtements sont également noirs, à l’exception de gants rouges. Deux petites cornes rouges couronnent son crâne. Chaque spectateur reconnaît en lui la représentation d’un démon. Son rôle est tenu par Zorastre. Le démon se mit alors à danser d’un air moqueur autour du Conseiller, lui faisant des grimaces. Ragmadeon fit des gestes pour le faire fuir comme s’il chassait un moustique ou une mouche. Puis le démon fit mine de regretter et de s’excuser. Il regarda autour de lui et vit le Roi endormi qu’il sembla découvrir. D’abord étonné, il entama à nouveau une danse moqueuse, mais autour du monarque. Il grimaçait à quelques centimètres de son visage. Ragmadeon vint le repousser et l’admonester. Mais le démon continuait de rire en désignant le Roi du doigt. Sortant un miroir de sa poche, le diable invita le Conseiller à regarder le dormeur et à se comparer à lui en lui montrant comme il avait plus de prestance et de classe. Il s’approcha encore une fois du monarque et posa la main sur son masque. Ragmadeon le repoussa encore plus violemment. Le démon s’éloigna en haussant les épaules, l’air contrarié. Puis il parut avoir une idée. Il retourna vers Ragmadeon et lui murmura quelque chose à l’oreille. Le conseiller prit un air choqué et fit non de la tête. Nouvel haussement d’épaules du démon qui partit à l’autre extrémité de la scène. Là, il ramassa un objet qui, jusqu’alors, était hors de vue des spectateurs : un masque rouge. Il revint en sautillant vers Ragmadeon et le lui tendit. Celui-ci leva les mains pour refuser, mais le démon insista, lui murmurant à l’oreille, lui montrant comme le masque était beau. À la fin, Ragmadeon le prit et le posa sur son propre masque. Ses épaules tombèrent. Le démon le contempla avec une expression de joie cruelle. Puis il commença à jouer avec lui, lui donnant des ordres par gestes et admirant comme il était devenu docile. Assis, debout, couché, il alla même jusqu’à lui faire prendre le comportement d’un chien. Satisfait, il chercha une pile de masques rouges, les déposa entre les mains de Ragmadeon, lui dit à nouveau quelque chose à l’oreille et alla se cacher derrière le trône, assis contre le dossier. Le Roi dormait toujours.

Ragmadeon agita alors une clochette pour faire venir les ministres. Un à un, il leur remit à chacun un masque rouge qu’ils mirent par dessus le blanc. Puis défilèrent des soldats, et tous les personnages vus lors du premier acte, tous ceux qui avaient œuvré à la chute du Tyran. À tous, le Conseiller remit un masque rouge, et tous le portèrent. Lorsque la distribution cessa, la scène était encombrée de tous ces personnages. Le démon se mit à danser de joie au milieu d’eux en applaudissant et lorsqu’il rejoint Ragmadeon, il le félicita et lui montra comme il avait bien travaillé. Puis il lui montra le Roi et l’invita à lui arracher son masque. Malgré sa soumission, le Conseiller refusa, reculant de terreur, épouvanté. Alors que le démon insistait, il se sauva à l’autre bout de la scène, se coucha sur le sol et se recroquevilla, pleurant. Il essaya d’enlever le masque rouge, mais n’y parvint pas malgré ses efforts. Le démon se mit en colère, vint vers lui et le regarda avec mépris. Il cracha sur lui. Puis il se pencha, tourna la tête vers lui et lui arracha ses deux masques la fois. Immédiatement, Ragmadeon retomba, inanimé. Et le démon rit.

Il se tourna alors vers le public. Jeta le masque rouge et, après l’avoir regardé un instant, plaça sur son visage le masque de Ragmadeon. Il ressortit le miroir de sa poche et se contempla. Ensuite, il se tourna vers les autres personnages, leur fit de grands gestes pour qu’ils se disposent tout autour du Roi. Lorsqu’ils furent en place, le démon se plaça à côté d’Hirphide, et le réveilla en le poussant du doigt sur l’épaule. Le Roi ouvrit les yeux, bailla et regarda autour de lui d’un air hagard. Puis il fronça les sourcils, inquiet. Il se pencha pour parler à celui qu’il prenait pour Ragmadeon, mais à peine eut-il prononcé quelques mots que celui-ci éclata d’un rire tonitruant. Le diable arracha alors le masque qu’il portait et la terreur se peignit sur le visage du Roi qui fit un geste pour s’emparer de son épée. Parmi les autres personnages, les plus proches se jetèrent sur lui et l’immobilisèrent sur son trône. Le démon dansa à nouveau autour d’eux, raillant le Roi. Puis il se plaça devant lui, lui ôta la couronne pour la placer sur sa propre tête. Il rit à nouveau. Enfin, il se pencha vers Hirphide, lui fit un sourire glacial et d’un geste presque délicat, lui ôta son masque. Le Roi s’effondra. Ceux qui l’avaient immobilisé emportèrent son corps hors de la scène tandis que le démon contemplait le masque. Puis il renversa le trône d’un grand coup de pied et se dirigea vers le devant de la scène. Il jeta le masque par terre et l’écrasa de son pied.

La pièce était terminée. Zorastre regardait l’effet produit sur le public médusé. Dans le silence, levant un bras, il clama :

Tel était le sort réservé à Ypalone. Mais il n’en sera pas ainsi. Le démon est démasqué. COËSRE, TU ES DÉMASQUÉ !

Tel était le nom du démon. Puis, exécutant avec son bras une figure précise, Zorastre cria ce mot :

JIĒFĀJĪNHÒU

Des bruits de bottes se firent entendre, des épées furent tirées. Les soldats de la Garde Royale surgissaient de toutes parts, fermant toute retraite vers les jardins. L’illusion s’était évanouie, des visages avaient changé, révélant des archisuppots à la face de rats et des cagous, au visage de phacochère, tous serviteurs du démon Coësre. Mais Coësre s’était déjà éclipsé.

Pris au dépourvus, les créatures ne parvinrent pas à se mettre en ordre de combat et la bataille sur la place fut de courte durée, tournant rapidement au massacre. Les plus chanceuses avaient pu fuir vers l’intérieur du château, où la poursuite s’engagea rapidement. Les choses s’envenimèrent alors pour le Roi et ses hommes : l’entrée était constituée d’une grande salle, avec deux couloirs latéraux ouvrant sur les ailes, deux escaliers monumentaux sur les côtés menant à l’étage et de là, à de multiples pièces, couloirs, escaliers formant un véritable labyrinthe. Enfin un grand couloir sombre qui s’ouvrait juste devant eux. Les fuyards avaient emprunté toutes les directions possibles, mais en dédaignant les ailes. Le premier mouvement des soldats de la Garde avait été de poursuivre leurs ennemis sans ordre de bataille. Hirphide et Zorastre se trouvèrent côte à côte dans la grande salle, observant les lieux et écoutant. Rien qu’aux bruits, chocs des combats et cris de douleurs $humains$, ils comprirent que les choses ne tournaient pas à leur avantage. Hirphide décida de rappeler ces hommes avant d’établir une stratégie. Il saisi sa corne et sonna le rappel.

Tandis que les hommes revenaient, Zorastre parcourait la pièce, observant les couloirs, les escaliers, tâtant les murs. Hirphide, en le voyant faire, ne put s’empêcher de penser à un chien flairant une piste. Il resta un long moment à scruter la bouche noire du couloir qui leur faisait face. Puis il cria :

SILENCE !

Sa voix était si forte qu’elle porta par dessus le brouhaha de guerre. Les hommes s’immobilisèrent et se turent. Zorastre écouta très attentivement, fermant les yeux, l’air profondément absorbé. Puis il revint vers le Roi.

— Nous n’avons pas le choix, nous devons entrer par là, dit-il en montrant le couloir. Si nous essayons d’autres passages, nous serons obligés soit de nous disperser, soit de faire une longue colonne où chacun de nous serait vulnérable. Par là, nous pourrons avancer en formant une colonne relativement large. Mais il est évident que par ce chemin-ci, nous serons attendus. Il n’y a aucune lumière là-dedans. Ce sont des créatures des ténèbres, cela les gène peu. Quant à nous, nous n’y verrons goutte. Pourtant, je crois que nous pourrions passer, si tant est que ce couloir ne soit pas trop long.

Il expliqua son plan au Roi. Jamais traversée d’un couloir ne lui avait parue aussi terrifiante. Toutefois, il convint qu’il s’agissait bien de la seule chose à faire. Ils donnèrent alors les ordres nécessaires. Les soldats formèrent une colonne au-devant de laquelle se plaça Zorastre, à l’entrée du couloir. Un homme sur quatre était équipé d’une torche. Le mage ferma les yeux et se mit à faire de petits gestes tout en murmurant. Ses mouvements prirent lentement de l’ampleur et sa voix du volume. Bientôt, ils purent tous l’entendre répéter un mot qu’ils ne comprenaient pas, avec une ardeur croissante : GUĀNG ! GUĀNG !... . Ils virent bientôt une lueur apparaître au bout des doigts de Zorastre qui laissait comme une traînée dans l’air, traînée qui se fit de plus en plus persistante jusqu’à devenir une trace lumineuse. Elle gagna en consistance. Enfin, un signe, d’une forme étrange, incandescent et aveuglant, d’un mètre d’envergure brillait juste devant Zorastre.

光

Le mage leva alors les bras et cria :

Tenez-vous prêts !

Puis, d’un geste, il propulsa le signe en avant et se mit à courir derrière lui. Les autres le suivirent et s’engouffrèrent dans le couloir. Il était maintenant illuminé, mais ils sentaient sur leurs pas l’obscurité qui les poursuivait, prête à piéger le moindre retardataire. À peine avaient-ils fait une dizaine de mètres qu’ils découvrirent que les murs étaient percés de meurtrières des deux côtés derrière lesquelles s’abritaient leurs ennemis. Ceux-ci leurs décochèrent des flèches nombreuses, mais aveuglés comme ils l’étaient, ils firent peu de victimes. Quelle distance les soldats avaient-ils ainsi parcourue ? Aucun d’eux n’aurait su le dire. Talonnés par l’ombre et la peur, ils n’étaient plus que course effrénée. Enfin, la lumière devant eux s’élargit, le signe alla s’incruster violemment sur le mur qui leur faisait face, éclairant maintenant une grande salle circulaire bordée de gradins : une arène troglodyte. Ils virent alors archisuppots et cagous envahir les tribunes, armant leurs arcs et leurs arbalètes, s’apprêtant au massacre. Les soldats de la Garde, bien décidés à vendre chèrement leur peau, se faisant la courte échelle, escaladèrent les murs de l’arène, quand soudain, la voix de Zorastre retentit.

Par ici !

Il avait découvert un nouveau couloir dont on avait oublié de fermer la grille. Là non plus, il n’y avait aucune lumière, si ce n’est un lointain rougeoiement vacillant tout au fond. Mais il n’y avait pas d’autre issue, aussi tous ceux qui le purent s’y engouffrèrent. Cette fois, ils purent découvrir des escaliers adjacents par lesquels certains d’entre eux parvinrent dans les gradins de l’arène, et les rôles s’inversèrent, piégeurs devinrent piégés. Bien qu’ils ne le surent qu’après la bataille, la Garde Royale dès le commencement dépassait en nombre l’armée ennemi, la surprise du théâtre ayant encore joué en leur faveur. Dans le château, la méconnaissance du terrain avait été un handicap majeur, mais maintenant que le combat se concentrait dans l’arène et que les ennemis se trouvaient encerclés, ce qui suivit releva plus de la boucherie que de l’art de la guerre. Il en est ainsi de bien des victoires pourtant encensées par les bardes.

Ceci fit que lorsqu’ils débouchèrent dans la salle au bout du couloir, Zorastre et Hirphide étaient accompagnés d’un très petit nombre d’hommes, pas même une dizaine. Ils pensèrent se trouver dans un temple : de forme rectangulaire, bordée de colonnades auxquelles étaient accrochées des torches, la pièce s’achevait avec une estrade sur laquelle s’élevait un autel. Derrière lui se tenait une créature d’une taille et d’une musculature imposante, non pas nue, mais vêtue d’un pagne seulement. Elle leur tournait le dos. Sa peau semblait rouge, mais ils ne pouvaient en être certains avec cet éclairage. Il leva au-dessus de sa tête un grand bol de terre cuite rudimentaire, puis se tourna vers eux. Son visage était celui de l’Enfer et aucun d’eux ne pourra trouver les mots pour en parler ensuite. Avait-il été lacéré ou brûlé ? Quel feu, quel acide, quelle lame avait pu faire cela ? Les yeux tout de même avaient survécu, mais seule la folie pouvait encore s’y refléter. Il sourit. Cette grimace, ils ne s’en rappelleraient jamais que dans leurs cauchemars.

Il jeta le bol entre eux. Quelques flèches volèrent mais sans lui faire de dommage. Une poussière âcre s’éleva dans l’air, et ils se mirent à tousser. Les soldats les plus proches tombèrent, pris de convulsions. Les autres purent s’enfuir. Seuls restèrent Zorastre et Hirphide. Ils avaient bien toussé à cause de la poussière, mais ils semblaient immunisés au poison. Hirphide profita de la confusion pour se cacher derrière une colonne. Le démon regarda Zorastre resté seul. Sa voix retentit, grave et sourde, emplissant tout le temple de sa puissance :

— QUI ES-TU ?

— Zorastre, mage renégat, ancien druide de l’Ordre de Simurgh.

— RENÉGAT ? SIMURGH ? JE HAIS SIMURGH, TU AS BIEN FAIT DE LE QUITTER : IL SE PEUT QUE JE TE LAISSE VIVRE... TU PARAIS PUISSANT POUR UN MORTEL... JE POURRAIS T’UTILISER SI TU ACCEPTAIS UN PACTE.

— Je n’en ai pas besoin. Tu me dois obéissance.

Il entrouvrit sa chemise et en sortit une amulette qu’il lui montra :

— Coësre, n’oublie pas ton allégeance à Pazuzu, ton Roi.

— PAZUZU ? JE ME MOQUE DE PAZUZU ! ET QU’A-T-IL À FAIRE ICI ?

D’un geste furieux, il envoya l’amulette voler hors d’atteinte. Elle se brisa contre le mur. Dans le même temps, Zorastre avait bondi sur le côté, se trouvant maintenant dans son dos et il s’apprêtait à lui lancer un sort. Mais son épuisement était tel maintenant qu’il échoua. Le démon comprit et fut sur lui dans l’instant. Il l’attrapa et leva son corps au-dessus de sa tête, lui tordant un bras. Il riait si fort qu’il semblait que les murs tremblaient. À peine entendit-il un cri derrière lui, Hirphide, bondissant plein de rage, tenant à deux mains son épée devant lui, le perçant de part en part avant de se reculer. Le rire démoniaque ne cessa pas, bien au contraire. Que peuvent les lames humaines contre un être pareil ? Pourtant, il finit par s’étrangler, la douleur envahissant son être. Affaibli déjà, mais encore puissant, il jeta Zorastre contre une colonne, au pied de laquelle il tomba inanimé. Coësre repoussa la lame dans sa poitrine avec ses mains, eut un hoquet, attrapa la garde dans son dos et la retira. Il la regarda un instant et vit qu’elle n’avait pas été faite de main d’homme avant de la laisser tomber.

— QUI AS OSÉ ? QUI ?... MONTRE-TOI, LÂCHE, QUE TU CONNAISSES LE SORT QUE TU MÉRITES !... HIRPHIDE, C’EST TOI N’EST-CE...

Un gargouillis de sang noir l’interrompit. Il voulut cracher, mais vomit du sang et tomba à genoux. Il sut qu’il allait mourir.

Dans tout le château, la bataille était maintenant terminée. Tous les soldats encore vaillants venaient maintenant au secours de leur Roi dans le Temple et arrivaient en nombre. Effrayés par le monstre même à terre, ils restèrent à distance, les plus courageux d’entre eux lui tirant un carreau d’arbalète qui ne parurent pas même l’égratigner. Il s’effondra néanmoins sur le sol. Hirphide ramassa son épée et s’avança vers lui pour l’achever.

— NON ! Laissez-le moi !

Par ces mots, Zorastre avait arrêté son geste.

Les mutilations du visage de Zorastre étaient telles que personne n’avait pu remarquer à quel point il était à bout de force, à moins de prendre le temps d’observer tremblements ou vacillations, chose impossible durant une bataille. Mais la magie exige énormément de celui qui la pratique et Zorastre y avait largement recouru ce jour-ci. Après le choc contre la colonne qui en aurait tué bien d’autres, il n’avait même plus la force de marcher. Aussi il rampa aussi vite qu’il le put vers le monstre agonisant. Tous les hommes présents étaient à la fois fascinés et horrifiés par ce qu’ils voyaient et pas un n’eut l’idée de lui prêter main forte. On entendait que Coësre dont la respiration bruyante traduisait la souffrance.

Enfin, Zorastre parvint à la hauteur du démon, leurs visages face à face mais en opposition. Ce fut le tour de Zorastre d’avoir un sourire cruel. Il se pencha sur son cou. Il sortit d’une poche une petite lame d’acier particulièrement tranchante. Peu purent voir l’expression qui se peignit alors sur le visage de sa victime à cet instant. Qui eut pu croire croire qu’un démon eût peur ? Qui eut pu imaginer un diable horrifié ? Ceux qui le virent ne l’oublièrent jamais : sur ces traits déjà monstrueux, la face de la terreur et de l’horreur. Zorastre perfora la jugulaire et appliqua sa bouche sur la plaie. Il but le sang noir qui s’en écoulait pendant de longues minutes tandis que la vie quittait ce corps démoniaque. Progressivement, le bruit de respiration laissa la place à celui de succion.

Enfin, Zorastre se releva, le visage maculé ayant pris une expression de triomphe. Ses yeux étincelaient et il rayonnait d’une force nouvelle que tous pouvaient sentir. Il parcourut les personnes présentes d’un regard que personne n’osa soutenir, pas même Hirphide. Le malaise était palpable et, malgré le service qu’il venait de rendre au Royaume, personne n’avait le désir de le féliciter ou de le remercier.

Zorastre sourit, dévoilant ses dents grotesques, essuya le sang autour de sa bouche avec sa manche et partit sans un mot. Certains se demandèrent lequel des deux, du mort ou du vivant, était le monstre le pire.