Cinq virtuoses

à mon épouse

1.

L’écrivain s’assit à sa table de travail et, comme il se doit, écrivit.

Tard dans la nuit, deux hommes marchaient côte à côte sur le trottoir. Le plus grand allait la tête haute, l’air fier et content de lui, un sourire aux lèvres. Le second avançait le regard bas, le visage dissimulé par son chapeau. Dans ses yeux brillait une flamme étrange où l’agacement le disputait à la colère.

2.

– Vous ne dites rien, maître, dit le premier. Serait-ce que ma prestation vous ait déplu ?

Dans son esprit, sa question était rhétorique. Pour la première fois de sa carrière, il avait donné un concert à la mesure de son talent. Et le public ne s’y était pas trompé, lui offrant un véritable triomphe, allant jusqu’à l’applaudir debout.

Aussi fut-il surpris de la réponse.

– Oui, cela m’a déplu.

3.

L’élève prit une expression dépitée, teintée d’une timide indignation.

– Comment pouvez-vous dire cela ?

– Au commencement, ton interprétation de la Sonate n20 était techniquement impeccable. L’Allegro s’est déroulé sans accroc, même s’il manquait un peu de passion. Puis vint l’Andantino. Tu sais à quel point j’aime ce mouvement. Et là, je peux te le dire, j’ai été émerveillé par la finesse de ton jeu. La salle t’a suivi : c’est à ce moment qu’elle a été conquise. Mais tu l’as senti. Tu t’es détourné de ta musique intérieure. Tu as cédé à la vanité et tu es devenu séducteur. Tu as été brillant et virtuose, mais ton expression est devenue mensongère. À mesure que ta musique éclatait, ton orgueil l’emportait. J’étais le seul à le percevoir. Je bouillais de colère et j’avais envie de hurler.

4.

– Je ne comprends pas, dit l’élève... Jamais je n’ai eu un tel succès. Comment avez-vous pu ne pas aimer ?

– Que t’importe que j’aie aimé ! Le succès... N’y a-t-il que cela qui t’intéresse ? Qu’as-tu ressenti en jouant ?

– Eh bien, pour commencer, j’étais à la fois angoissé et heureux. À mesure que mes doigts déroulaient la mélodie, je gagnais en assurance et le plaisir du jeu m’envahit. Je m’amusais comme un enfant. Le premier mouvement est le plus long. Lorsque j’arrivai à la fin, je me sentais vidé, épuisé. La fatigue m’enleva tout enthousiasme et, pourtant, il fallait que je continue. Et dès le premier accord de l’Andantino, je sus qu’il exprimait à la perfection ce que je ressentais.

5.

L’écrivain se leva et fit les trois pas qui le séparaient de sa bibliothèque. D’un geste sûr, il prit un boîtier et glissa le disque qu’il contenait dans sa chaîne HI-FI. Le son de la sonate interprétée par Rudolf Serkin emplit doucement la pièce. L’écrivain n’avait pas eu besoin de rechercher la référence de cette musique pour la placer dans son histoire. Il la connaissait parfaitement. Il se rappelait la première fois qu’il l’avait entendue. Il écoutait la radio en voiture. Il avait dû s’arrêter tant il pleurait, il ne voyait plus la route.

Il relut ce qu’il venait d’écrire. Cela lui parut fade. L’émotion était tellement en-dessous de ce qu’il ressentait.

Il écrivit dans la marge : À reprendre.

6.

Et après, se demanda l’écrivain, comment poursuivre ?

Il eut un sourire.

– Et après ? demanda le maître.

– La première partie de l’Andantino est plutôt calme. Elle exprime une tristesse presque résignée. Mais pas complètement, car, soudain, la colère se réveille et, là, s’engage la deuxième partie qui est une explosion de révolte, un poing brandi à la face de la Mort – à la face de Dieu peut-être.

– Et là, qu’as-tu ressenti ?

– Techniquement, c’est là que cela devient plus difficile. Et, j’avoue, je me suis laissé aller au plaisir, à la joie de voir mes mains voler sur les touches, à entendre ces notes pleuvoir autour de moi.

– Et qu’as-tu fait de la colère ?

7.

– Elle était dans les notes, la colère !

– Elle n’était plus en toi ! Elle n’était plus dans ta musique ! Une partition de Schubert n’est rien dans les mains d’un singe savant !

8.

Ils marchèrent en silence, chacun plongé dans ses propres réflexions. À un coin de rue, une bourrasque les fouetta brusquement, leur jetant au visage ses premiers flocons de neige.

L’élève frissonna. Il était accoutumé à ces longues promenades nocturnes d’après concert qu’affectionnait le maître, mais là, il désirait abréger.

– Peut-être devrions-nous rentrer ?

– Je veux te faire entendre quelque chose.

9.

Ils ne dirent plus rien pendant quelques centaines de mètres. L’élève était agacé par la persistance de son maître, mais il n’osa s’élever contre sa volonté.

Puis, alors qu’ils approchaient d’un bâtiment à l’allure imposante, il comprit ce que son maître voulait lui faire écouter. Il entendit quelques notes faibles de piano emportées par la nuit. À mesure qu’ils s’avançaient, le son devenait plus net.

L’élève ne put retenir un éclat de rire.

10.

Le maître jeta un regard noir à son élève. Pour autant, celui-ci ne parvenait pas à s’arrêter de rire. Quand, enfin, il se calma, le maître demanda :

– Qu’en dis-tu ?

– Que voulez-vous que j’en dise ? Nous avons là affaire à un pianiste amateur et laborieux. J’ai eu peine à reconnaître cette sonate de Chopin. Son interprétation est poussive, dépourvue d’aisance. Tout cela est lourd et sent le débutant à des kilomètres.

– Vraiment ? Je crois pourtant que je n’avais rien compris à la musique avant d’entendre cet homme pour la première fois, il y a quelques années.

L’élève resta bouche bée de stupeur.

11.

J’étais comme toi alors, plein de certitudes, sûr de mon talent, arrogant. Je sortais d’un véritable triomphe. À côté de celui-là, ton petit éclat de tout à l’heure paraît bien modeste. J’en étais sorti comme ivre et je déambulais dans les rues au hasard, sans y prêter attention, tout à mon bonheur. C’était un été brûlant et la nuit déjà tombée n’avait apporté qu’un vague soulagement. Éreinté par mes émotions, je m’assis sur un banc. Je m’y assoupis, sans même m’en apercevoir. Je ne saurais dire combien de temps je dormis, mais il faisait encore nuit lorsque je fus réveillé par quelques notes de piano.

12.

Ma première réaction fut pareille à la tienne. Je me moquais quelques instants du balourd qui osait maltraiter ce clavier. Mais bientôt, je fus intrigué : je ne connaissais pas ce morceau. Si le jeu manquait de finesse, la mélodie m’était inconnue... et me touchait. Elle était marquée d’une naïveté qui me fit encore sourire, avec tendresse cette fois-ci. Mais elle avait une telle sincérité que, par là, elle atteignait à la profondeur. Je frissonnai soudain. Cette mélodie jouée comme cela avait la voix de la sincérité la plus profonde. J’étais ému. Moi qui croyait tout savoir du piano, je recevais une leçon d’un amateur. Mais ce que j’avais découvert valait bien cette humiliation.

13.

Je restais là à écouter longuement les morceaux qui suivirent. Je les connaissais tous, mais il me semblait les entendre pour la première fois. Naturellement, le jeu me paraissait toujours aussi maladroit, mais, d’un autre côté, l’absolue sincérité du pianiste n’était jamais démentie.

Alors que la nuit se levait, la musique s’arrêta. J’ignore combien de temps j’étais resté là. Je rentrai à l’hôtel dans un état fébrile et je ne pus trouver le sommeil.

Le jour qui suivit, je fis mon enquête. Je découvris que le banc où j’avais passé la nuit jouxtait le Conservatoire et une salle où se trouvait un piano – mais qu’il n’y avait pas de musicien cette nuit-là. Le Conservatoire était fermé.

14.

Mon concert suivant fut nettement moins triomphal, mais je m’en moquais. J’étais en train de vivre une véritable révolution intérieure. Je retournai sur le banc, et attendis jusque tard dans la nuit. Je ne saurais dire à quelle heure, alors que je luttais contre le sommeil, la musique reprit. Je fus tout aussi séduit et bouleversé que la veille, mais déçu également : la mélodie que je ne connaissais pas n’a pas été rejouée cette fois-ci. Or, cela t’étonnera peut-être, elle était si étrange à mon oreille que je n’étais pas parvenu à la retenir. Je brûlais de la réentendre. Mais je devais resté déçu, cette nuit-là et les rares qui suivirent où je pus me rendre sur ce banc, jusqu’à aujourd’hui. J’espère, sans illusion, que nous pourrons l’entendre ensemble.

15.

Naturellement, je n’avais pas arrêté là mon enquête. Je ne crois pas aux fantômes et j’étais bien certain de ne pas avoir rêvé. Je finis par découvrir que le Conservatoire employait des gardiens de nuit. Si l’un ou l’autre pratique quelque instrument, aucun n’était pianiste, même débutant. Je finis par obtenir le nom de celui qui travaillait les nuits où j’avais entendu de la musique : c’était toujours le même. À ce qu’on disait, il n’avait jamais fait de musique. J’avais tout d’abord l’intention de le rencontrer pour le questionner, mais je me ravisai. J’avais fini par m’imaginer son histoire. Que j’aie raison ou tort, je ne pouvais lui en parler, car, dans tous les cas, j’aurais brisé le charme.

16.

Je m’imaginais un homme pris dans la solitude et la nuit, absolument seul pendant des heures dans un bâtiment tout entier consacré à la musique. Il fait sa ronde, contemple les instruments, les partitions, regrettant de ne rien y connaître. Un piano non loin de sa loge, particulièrement, le séduit. Et le Conservatoire est aussi un lieu d’apprentissage, il y a là toute la documentation pour apprendre la musique. Alors, sans conviction, par ennui, il emprunte quelques heures, sans le dire, des livres à la bibliothèque. Il lit. Il essaie quelques notes sur le piano. L’entreprise est titanesque, désespérée, mais il a le temps, il n’a même que cela. D’heure en heure, de nuit en nuit, il finit par progresser et même par résoudre des difficultés insurmontables. Mais surtout, il se découvre passionné de musique.

17.

Lui parler alors ? Pourquoi ? Si j’avais tort, je découvrirais un autre homme, une autre explication qui ne pourrait qu’être moins belle que celle que j’avais imaginée. Peut-être même que la réalité serait telle que la musique en serait gâchée. Et si j’avais raison ? Ne serais-je pas confronté à un être mêlant une immense délicatesse à une force certaine ? Ne se pourrait-il pas que j’effraye mon pianiste, que je le fasse fuir ?

Dans les deux cas, ne risquerai-je pas de le faire taire, de faire taire cette musique qui m’avait bouleversé ? Cela, je ne le voulais à aucun prix.

18.

L’écrivain s’interrompit. Il relut ce qu’il venait d’écrire, fit quelques corrections. Il était embarrassé. Il ne savait pas comment continuer. Bien sûr, il fallait qu’il aborde la réaction de l’élève, mais quelle pouvait-elle bien être ? La plus évidente était une simple incompréhension. L’autre possibilité était une entière conversion. Entre ces deux extrêmes, une infinité de nuances pouvaient être choisies, agrémentées de subtilités à n’en plus finir. Mais, l’écrivain le savait, on n’est pas libre lorsqu’on a le choix. Il se sentait emprisonné dans une logique qui n’était pas la sienne. Il lui fallait une autre idée.

Il écarta ses papiers, se laissa aller dans son fauteuil et ferma les yeux. Il ralentit sa respiration, tâchant de faire le vide dans son esprit, ne pensant à rien.

Il fut lui-même surpris lorsque l’idée vint. Il prit une feuille vierge.

19.

À chaque fois que le concertiste donnait un concert dans cette ville, il désertait son hôtel de luxe et passait sa nuit sur un banc. Et cela même au cœur de l’hiver le plus glacial.

Ce comportement étrange ne s’expliquait pas par un attachement particulier à ce banc, ni par une aversion pour le luxe de son hôtel. La raison était à chercher lors de la toute première nuit qu’il y avait passé, bien des années auparavant. À l’issue d’un concert triomphal, tel qu’il n’en avait encore jamais connu, son maître l’avait mené à ce même banc pour écouter. Un gardien du Conservatoire, devenu pianiste amateur par ennui, y jouait chaque nuit et le noctambule pouvait se faire entendre sans se faire remarquer.

Mais le veilleur n’avait pas joué cette nuit-là.

20.

Le concertiste n’avait pu qu’écouter ce que son maître avait à en dire. Au commencement, le concertiste avait eu bien du mal à le prendre au sérieux. Que pouvait-il bien apprendre d’un simple amateur ? Mais la verve et l’émotion grandissante de son maître à mesure qu’il parlait avaient fini par toucher le concertiste. Son maître avait été l’un des plus grands pianistes du monde, et de le voir s’émouvoir presque jusqu’aux larmes pour le jeu d’un simple amateur était plus qu’intrigant, cela devenait troublant.

Ils ne retournèrent plus jamais ensemble sur ce banc, mais le concertiste ne put empêcher son esprit d’y revenir sans cesse. À tel point qu’il prit cette habitude de se rendre lors de chaque concert dans cette ville à ce même endroit. Mais jamais il n’entendit la musique du veilleur.

21.

L’écrivain relut sa nouvelle version. Si l’histoire était un peu courte comme cela, et même si elle manquait de profondeur, il pourrait en faire un ajout habillant la version précédente, venant en introduction et en conclusion du récit du maître qu’il avait déjà écrit. L’écrivain essaya de se représenter le résultat. Il trouvait cela séduisant. Mais plus il y pensait, plus il trouvait que cela sonnait creux. Comment pouvait-on croire qu’un virtuose pût être ému par un amateur ? C’était pourtant bien son idée et il la trouvait justifiée. Alors ? Peut-être manquait-il de sincérité ? Peut-être se mentait-il à lui-même, faisant semblant d’y croire pour accoucher de sa copie.

Rageusement, il rangea ses papiers et alla se coucher.

22.

La nuit ne fut pas tranquille pour l’écrivain. Son sommeil fut agité de rêves impressionnants et il se réveilla plusieurs fois sans jamais pouvoir se rappeler de ses visions. Il ne lui restait que la sensation de cités embrumées, de musiques étranges et de personnages éthérés. À la fin, il n’y tint plus : il se releva et reprit son texte. Plus il le relisait, plus il lui déplaisait.

Il prit une nouvelle feuille. Sa plume resta un bon moment suspendue au-dessus du papier. Puis, soudain, il commença à écrire ce qu’il avait envie. Son geste était vif et rapide. Les lignes se noircirent vite.

23.

Les ruines de la Cité étaient envahies d’une brume rendue lumineuse par une lune pleine et claire. Deux formes à peine plus épaisses, deux spectres y erraient.

– Vous souvenez-vous, ici, autrefois, sur ce banc, nous avions parlé de musique.

Là, il n’y avait plus rien.

– Avons-nous jamais parlé d’autre chose ?

Il se turent quelques instants.

– Ce jour-là, pourtant, ce que vous aviez dit m’avait touché. Il était question de la sincérité des commencements. Mon orgueil...

– Tout cela n’est plus, comme le reste.

Ils se turent à nouveau et ne reparlèrent plus.

Dans le silence, le premier spectre crut entendre une mélodie étrange, telle qu’il n’en avait jamais entendue.

Ce pouvait-il qu’il rêve ? Un spectre le peut-il ?

24.

Voilà qui était inattendu ! L’écrivain s’était laissé surprendre par sa propre écriture. Il savait d’expérience que c’est dans ces moments-là qu’il était le meilleur. Il se relut, tout à sa satisfaction. Il aimait la nouvelle perspective donnée à son récit, cette clôture définitive faite sur l’affirmation de la vanité. Cela évoquait un peu trop un certain poème de Verlaine, mais il pouvait vivre avec : il aurait pu trouver un plus mauvais maître.

Toutefois, à bien y réfléchir, quelque chose le gênait tout de même. Il comprit que son idée initiale avait presque disparu, à peine mentionnée sous la forme du souvenir d’un discours. Il lui fallait encore réfléchir, avant de reprendre ce texte une nouvelle fois.

25.

Le soleil envahit le salon de l’écrivain. Celui-ci leva la tête et regarda la lumière sur le sol, aussi surpris que si il ne devait plus y avoir de jour.

Il se leva et marcha jusqu’à son piano. Il s’essaya à une Gymnopédie. Il sourit de sa propre maladresse. Il pensa qu’il avait raison de se consacrer à l’écriture pour l’essentiel, que son talent était là, pas ailleurs. Son orgueil...

Sa vanité ?

Soudain, il sut comment arranger son histoire non pas pour tout dire, vaine ambition, mais pour ne rien manquer de ce qui lui était essentiel.

Il retourna à sa table de travail et commença à écrire avec une nouvelle énergie.

Quatre Virtuoses

1.

L’écrivain s’assit à sa table de travail et, comme il se doit, écrivit...