La Meilleure des Vies

Assise dans la caravane, Sally se regardait dans le miroir. Seule, elle essayait de ne pas entendre les applaudissements au dehors. Elle leur avait déjà donné trois rappels, et maintenant, elle était fatiguée, elle ne voulait plus y retourner.

Ce n’est pas vrai, Sally, pensa-t-elle. Tu te mens à toi-même. Tu sais bien que le problème n’est pas là.

Non, bien-sûr. En fait, elle ne s’était pas sentie aussi bien depuis des années. Il y avait longtemps maintenant qu’elle avait abandonné la scène et ce minuscule retour improvisé dans la cour d’un hôtel perdu au fin fond de la campagne française n’était pas pour lui déplaire. Elle était presque heureuse. Ce qu’elle ne voulait pas, c’était chanter cette vieille balade qui l’avait rendue célèbre autrefois, A Brave New Life. Les états d’âmes d’une jeune femme sur le point de se marier, voilà qui n’était plus de son âge. Elle s’imaginait mal en train de chanter cela, ce serait ridicule. Mais elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait chanter d’autre, tout ce qui restait de son répertoire y était passé.

Continue de te mentir, Sally, tu seras sûre de t’en sortir tranquillement. Ne chante pas cette chanson, laisse les crier.

Le flot de ses pensées se suspendit, laissant place à une étrange contemplation. Son regard parcourut son visage, suivant la ligne des rides, puis celle des cheveux. Enfin, il descendit sur son buste avant de tomber du reflet vers ses mains posées sur ses genoux. Inquiétant sentiment que celui d’un corps vieillissant, devenant étranger, de plus en plus souvent ennemi, vous privant de la beauté, de la force, de l’énergie ; pourtant familier, effrayant de familiarité parfois, portant vos marques, vos cicatrices, la signature de votre vie marquée à même la peau, à même la chair.

— Sally, tout va bien ?

La voix qui avait surgie derrière elle la sortit de sa rêverie. C’était Armel, le garagiste qui l’avait secourue sur l’autoroute et qui s’occupait maintenant de sa voiture. L’hôtel où il l’avait logée appartenait à sa sœur et son beau-frère. Armel était celui qui l’avait démasquée. Comment avait-il pu alors qu’elle n’avait fait aucune apparition publique depuis quinze ans ? Il lui avait dit qu’elle n’avait pas changé, qu’il l’avait toujours admirée. Sa musique avait bercé son adolescence. Peut-être même qu’à l’époque, il avait été un peu amoureux d’elle, lui avait-il dit en clignant de l’œil, mais chut, il était marié maintenant... En tout cas, il l’aurait reconnue entre mille. Il était son fan numéro un.

Elle avait été un peu effrayée de voir ce grand gaillard d’une quarantaine d’années, un peu gauche, s’enthousiasmer tant de cette rencontre. Elle se souvenait d’une époque où elle en était venue à redouter les fans qui perdaient toute mesure et cela n’avait pas été pour rien dans sa disparition médiatique. Mais Armel avait su l’apaiser en se montrant attentionné et attentif. Il lui avait trouvé l’hôtel, l’avait aidée à porter ses bagages et avait fait son possible pour qu’elle ne s’ennuie pas trop. Pour sa voiture, il ne pouvait pas faire grand chose dans l’immédiat. Il avait fallu commander une pièce et, maintenant, la livraison prendrait quelques jours. La panne s’était produite un samedi 13 août... Elle espérait repartir à la fin de la semaine.

Il lui avait alors présenté sa famille, sa sœur Camille et son beau-frère Jérôme, pour commencer. Puis ses amis. Et à tous, il racontait qui était Sally Smith, célèbre chanteuse de pop anglaise, tombée en panne avec sa caravane sur le chemin des vacances, en route vers la Côte d’Azur. Certains se rappelèrent d’elle, mais peu. Pour les autres, elle n’était qu’un nom à demi effacé. Armel ne désarmait pas pour autant, et fredonnait quelques unes de ses rengaines les plus connues. Il ressortit ses vieux disques vinyle et la musique rock envahit l’hôtel.

Sally se sentait bien avec ces gens qui ne faisaient pas de manière. Ils ne cherchaient pas à s’attirer ses faveurs dans l’espoir d’en tirer bénéfice. Ils ne se comportaient pas non plus comme des groupies en adoration. Ils ne semblaient pas impressionnés par sa renommée, même s’ils reconnaissaient ses mérites et la considéraient avec respect et une pointe d’admiration. L’attitude d’Armel en particulier lui plaisait : une fois qu’il s’était accoutumé à l’idée d’avoir rencontré l’idole de sa jeunesse, il lui parlait comme à un égal. Beaucoup de sa musique, bien sûr, qu’il connaissait presque aussi bien qu’elle, mais il savait en parler sur le mode de l’échange, comme on parle d’un bon livre qu’on souhaite partager. Il exprimait ce qu’il avait éprouvé en écoutant ses albums, à quels moments de sa vie telle parole ou telle mélodie l’avait touché, quels avaient été leurs impacts sur son existence. Les sentiments que Sally éprouvaient en réponse étaient ambigus : elle était flattée, parfois un peu gênée, d’être à l’origine de tant d’émotions. Mais Armel parvenait à lever cette gêne car il lui parlait de sa musique comme s’il s’agissait d’une autre, écartant de Sally toute responsabilité. Armel ne lui montrait aucune gratitude, ce qui l’aurait mise réellement dans l’embarras.

Tout aurait été parfait si ce n’était les souvenirs. Réentendre ses disques avait réveillé son passé dans son esprit. Des fantômes brumeux passaient parfois dans son regard, laissant paraître tristesse ou mélancolie. Sa jeunesse, ses amis perdus, ses musiciens, les tournées, la route, les voyages, l’alcool, la drogue, la débauche, l’amour, la mort, toute une existence faite d’enthousiasmes et d’excès, mais surtout de musiques et de chants, de cette musique qui l’avait traversée avec une telle force, de cette musique qu’elle avait tant aimée, tout cela resurgissait mais atténué. Les images étaient plus floues, les visages indistincts, les bruits plus sourds, tout était estompé par le temps. Son existence lui restait délavée. Et cela, bien plus que les souvenirs en eux-mêmes, l’attristait. Si bien que, par moments, alors que tous semblaient s’amuser, une ombre passait sur son visage et son regard semblait se tourner vers l’intérieur. Elle contemplait alors le néant s’emparant d’elle.

Qui avait eu l’idée d’improviser ce petit concert privé ? Elle ne s’en rappelait plus. Elle craignait que ce ne fut elle, aussi ne posa-t-elle pas la question. Cela avait été décidé au terme d’une soirée bien arrosée où elle avait beaucoup ri. Il y avait fort longtemps qu’elle ne s’était pas amusée autant, ni de cette façon. Toujours est-il que le lendemain, il lui restait le souvenir très clair d’avoir promis de faire un concert entre amis. Elle l’avait regretté alors, se demandant encore comment elle avait pu accepter. Elle ne voyait pas comment revenir sur sa parole. Elle aurait certes pu arguer de son ivresse, mais Armel ? Elle s’en serait voulue de le décevoir et de ternir cette belle image qu’il lui renvoyait d’elle. Alors, malgré le trac grandissant, un trac comme elle ne se souvenait pas en avoir ressenti, elle décida d’aller jusqu’au bout et de faire ce concert.

Ce ne fut pas si terrible qu’elle l’avait craint. Une petite scène, pas très haute, avait été dressée rapidement dans la cour de l’hôtel, non loin de sa caravane qu’on n’avait pu laisser au garage. Il n’y avait pas de sono, pas de micro. Il n’y avait qu’elle, sa guitare sèche, une chaise. Elle, dans une robe longue à fleurs, les cheveux lâchés sur ses épaules, face à son public, pas même une vingtaine de personnes, mais enthousiastes. Elle avait alors chanté, combien de temps ? Elle n’en avait pas la moindre idée. La musique l’avait portée comme autrefois et elle ne s’était pas sentie seule. Elle avait été bercée, bousculée, transportée. Elle s’était blottie dans une douce mélodie. Elle avait fait exploser sa fureur et son dégoût dans un rythme effréné. Elle en était sortie lavée, vidée. Heureuse.

Le public avait aimé, réagissant avec spontanéité, en un écho parfait de ce qu’elle ressentait. Il en avait redemandé, et trois fois elle était revenue. Mais il manquait cette chanson.


— Sally, tout va bien ?

Elle se tourna vers lui.

— Oui, Armel... Don't worry... Je viens. Une dernière fois.

— Tu nous chanteras A Brave New Life ?

Elle soupira.

— Oui. C’est ce que tu attends, non ?

Le sourire d’Armel s’élargit.

— Cela va être formidable. J’ai bien cru que tu n’allais pas le faire.

— Laissez-moi encore juste une minute.

— Pas de problème.

Il sortit en fermant la porte. Elle l’entendit qui annonçait son retour au public. Elle ferma les yeux, soupira et se leva.


Elle était debout, la guitare posée sur son support à côté d’elle. Elle avait les yeux clos, le visage vers le ciel, les paumes ouvertes tournées vers le public. Les applaudissements et les cris se turent, laissant place au silence. Le temps semblait suspendu lorsqu’elle commença à parler doucement, récitant comme absente.

« It was the happy days
Friends and family
All were kind »

Elle ouvrit alors les yeux, mais son regard fuyait vers l’horizon. Sa voix prit de l’ampleur, mais elle ne chantait toujours pas.

« Everything was fine
Nothing to worry about
Then Daddy died and left me... »

Au milieu de ce dernier vers, sur le mot died, sa voix se brisa, presque en un sanglot et elle l’acheva comme aphone. Elle marqua un nouveau silence prolongé. Personne ne bougeait. Personne n’osait faire le moindre bruit. Elle était comme seule dans le désert, chantant pour l’immensité. Elle inspira profondément redressant ses épaules et son dos. Elle bloqua sa respiration et entrouvrit ses lèvres. On entendit d’abord rien, puis ceux qui se trouvaient le plus proche d’elle commencèrent à entendre une note ténue qui prit de l’ampleur. Sally fit durer cette note autant qu’elle put sans en réduire le volume et lorsqu’elle n’y tint plus, relâcha brusquement sa respiration et prononça la deuxième syllabe du mot.

« Alone before my mirror

La fin du vers vint beaucoup plus vite et à partir de là, le chant trouva sa mélodie et son rythme normal.

« Alone before my life
And I wonder... »

Sally était arrivée à la fin du premier refrain. Elle s’interrompit, mais seulement le temps d’attraper sa guitare à côté d’elle et d’en passer la sangle au-dessus de sa tête. Elle joua les premiers accords et enchaîna sur la deuxième strophe.

« Busy days are coming
There will be babies
Housekeeping and work
Every day will be enough
So much things to care about
Then children will be gone and left me...»

La strophe avait un rythme régulier, marqué à peine par la rupture des vers, et une mélodie monocorde qui rendait le chant proche de la parole.

« Alone before my mirror
Alone before my sadness
Alone before my death »

Le refrain, lui, était beaucoup plus chanté, reprenant trois fois la même phrase mélodique qui en devenait entêtante. Cette phrase était plus haut perchée, plus aiguë que le reste de la chanson, et le dernier vers du refrain était comme un retour vers la parole, avec une descente vers les graves et un rythme peu marqué.

« And I wonder... »

Elle prit alors le temps de reprendre la mélodie à la guitare, sans chanter. Elle laissa la musique s’exprimer sans le texte, effectuant des variations. Elle regardait ses mains virevolter et semblait ignorer complètement le public. Enfin, la guitare se fit moins virtuose, retrouvant son rôle d’accompagnement.

« Now, it’s time to go
Say Yes and ever
Smile and kiss
Faint happiness
Care about nothing
Until they’re all gone and left me... »

Cette dernière strophe, elle l’avait jouée plus fort, en marquant beaucoup plus nettement le rythme. Là où dans les strophes précédentes elle avait laissé voir la tristesse, elle faisait maintenant apparaître la colère se mêlant au chagrin. Sa voix vibrait, et elle semblait sur le point de fondre en larmes. Puis elle marqua une légère pause avant de reprendre le dernier refrain. Elle se souvenait qu’autrefois, lors de ses concerts, à ce moment-là, tous les instruments s’arrêtaient de jouer, seules la guitare électrique et la basse continuaient à se faire entendre, mais seulement en tenant leur dernier accord jusqu’au dernier vers, qu’elle prononçait seule dans le silence. Ici, avec une guitare sèche, ce n’était pas possible. Elle décida alors de garder son dernier accord, de ne pas en changer, et de faire aller et venir doucement son médiateur sur les cordes dans un mouvement continu et fluide, cherchant à imiter l’effet produit par un accord tenu.

« Alone before my mirror
Alone before my honeymoon
Alone before my life »

Là, elle éteignit les cordes. Si elle avait eu un micro, elle l’aurait pris dans ses deux mains, penchant le pied vers elle. Et elle prononça le dernier vers en marquant et en séparant bien chaque syllabe dans un silence absolu.

« My Brave New Life »

Ce dernier mot resta un instant suspendu dans l’air sans que rien ne bouge. Puis elle entendit les applaudissements. Mais elle ne voyait plus ceux qui l’acclamaient. Des points noirs avaient brusquement envahi sa vision jusqu’à ce qu’il n’y eut plus que l’obscurité.

Elle s’effondra.

Lorsque Sally ouvrit à nouveau les yeux, il faisait jour. Elle ne reconnut d’abord pas la chambre où elle se trouvait. Elle était seule dans le lit. Regardant autour d’elle, elle comprit qu’elle était dans une chambre d’hôtel. Alors, elle se rappela. La voiture en panne, le garagiste, sa famille et ses amis. Le concert. Elle avait eu un malaise. Était-ce grave ? Il y avait combien de temps ?

Elle n’était pas à l’hôpital, voilà qui était plutôt rassurant – à moins qu’elle ne soit hébergée par des irresponsables, on ne sait jamais. Mais elle ne se sentait pas mal non plus. Même plutôt en forme, comme après une bonne nuit.

Elle se leva et constata qu’elle portait son pyjama de satin blanc qu’elle affectionnait. Elle s’attarda quelques instants devant le miroir de son armoire. Naturellement, comme elle sortait du lit, elle n’était pas à son avantage. Mais tout de même, elle trouvait qu’elle ne s’en sortait pas mal pour une lady.

Elle sortit de sa chambre pour partir à la recherche de quelqu’un qui pourrait lui expliquer ce qui s’était passé depuis le concert. Elle en devinait les plus grandes lignes, naturellement, mais il fallait bien reprendre contact avec le monde des vivants, non ?

Dans le couloir, elle entendit alors de la musique, une guitare sèche qui jouait seule dans une pièce voisine. Elle suivit la mélodie. Elle la reconnut : A Brave New Life, encore une fois. Puis elle fut surprise d’entendre une voix chanter, une voix d’homme. Elle n’aurait jamais pensé qu’un homme pourrait chanter cette balade. A priori, ce timbre viril semblait mal convenir aux pensées d’une jeune mariée. Mais il arrivait à faire de sa gravité une douceur et sa force exprimait sa fragilité.

Arrivée à la porte sans bruit, Sally s’arrêta dans l’encadrement, écoutant sans se faire remarquer. Elle reconnut Armel qui jouait, dos tourné vers elle, sans se douter de sa présence. Tout ce qu’il avait été pour elle jusqu’ici lui disait la solidité d’un homme de quarante ans, compétent, sûr de lui, solidement bâti. Il était le genre d’hommes dont elle avait pu tomber amoureuse, inspirant la confiance par celle qu’ils avaient en eux-mêmes, sans pour autant être dépourvus de délicatesse et d’attentions. Un de ceux dans les bras desquels elle croyait n’avoir rien à craindre. Quelle surprise de le voir trouver un ton si juste pour de telles paroles !

La chanson s’acheva dans le silence. Elle ne dit rien, resta immobile.

Lui, pleura.