Disparition

Lorsqu’elle l’entendit ouvrir la porte d’entrée, elle lui demanda :

— Pas de courrier aujourd’hui ?

Il leva sur elle un regard dans lequel se mêlait tristesse et résignation.

— Non, rien, aujourd’hui non plus.

— Pas même une publicité ?

Sa voix était devenue aiguë et perçante en prononçant ce dernier mot.

— Non comme hier, et comme avant hier.

Elle s’effondra en larmes.


Quelques jours plus tôt, dans un parc, il avait rencontré une amie d’enfance perdue de vue bien des années auparavant. Il s’était assis sur un banc, son regard perdu sur des enfants à une aire de jeux. Elle s’installa sur le banc voisin du sien, puis commença à lire un livre en mangeant un sandwich. Ses yeux tombèrent sur elle sans s’y arrêter tout d’abord, puis y revinrent plus longuement. L’expression de son visage changea. Il se leva et se dirigea vers elle.

— Excusez-moi, madame, ne seriez-vous pas... ?

Elle le reconnut et lui sourit.

— ... C’est toi ? Il y a si longtemps ! Que deviens-tu maintenant ?

La conversation devint vite chaleureuse, chacun résumant les faits marquants de son existence en quelques mots. Les noms d’amis oubliés furent réveillés et des souvenirs rejaillirent.

Lorsqu’elle eut terminé de manger, il lui offrit un café qu’elle accepta. Ils se rendirent à une terrasse bordant le parc et continuèrent de parler longuement. Puis elle regarda sa montre et s’étonna de l’heure déjà avancée. Elle serait bientôt en retard si elle ne retournait pas rapidement à son travail.

— Quel est ton numéro de portable ? demanda-t-elle en sortant son téléphone de son sac à main. Je t’appellerai à l’occasion.

— Donne-moi plutôt le tien, répondit-il, j’ai quelques soucis avec mon opérateur en ce moment. Je ne sais pas ce qu’il se passe, mais j’espère qu’ils vont vite régler ça, sinon je crois que je vais changer.

Elle resta un instant immobile, puis rangea son téléphone.

— Excuse-moi, dit-elle en se levant, il faut que j’aille me repoudrer le nez avant de retourner au travail.

Quelques minutes plus tard, ressortant sur la terrasse, elle passa devant lui sans même le regarder en marchant d’un pas rapide. Surpris, il se leva, l’appela et, voyant qu’elle ne modifiait en rien son allure, courut derrière elle et la rejoignit.

Lorsqu’il lui attrapa le bras, elle se débattit en criant :

— Je ne vous connais pas ! Laissez-moi tranquille ! Allez-vous-en ou j’appelle un agent !

Il la lâcha et, restant sur place, la regarda partir.

Mis à part son épouse, ce fut la dernière personne à qui il parla.


Quelques jours plus tôt, son badge n’ouvrant pas la porte d’accès habituelle à son entreprise, il s’était rendu à l’accueil.

— Excusez-moi, mademoiselle, dit-il. Je dois avoir un souci avec mon badge, je ne parviens pas à accéder à mon bureau.

— Donnez-le moi, je vais vérifier, lui répondit-elle.

Elle prit le badge et tapa sur son clavier d’ordinateur. Le téléphone sonna, elle le décrocha, dit quelques mots puis raccrocha. Tandis qu’elle parlait, un agent de sécurité était venu se placer près d’elle.

— Je suis désolé monsieur, reprit-elle, mais si j’en crois cet ordinateur, vous ne travaillez pas ici.

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Vous n’avez jamais travaillé ici.

— Mais je ne comprends pas, c’est impossible ! Vous étiez encore à l’école que je...

L’agent de sécurité se racla la gorge bruyamment.

— Je vous en prie, reprit l’hôtesse, allez-vous-en sans faire de scandale.

Il hésita, interloqué.

— Bon, très bien... puis-je récupérer mon badge ?

— De quel badge parlez-vous ?


Quelques jours plus tôt, il était à son bureau. Sur l’écran de son ordinateur, un message d’erreur s’afficha. Il soupira et décrocha son téléphone et composa le numéro du service informatique.

— Allô ? Oui, bonjour. Je vous appelle parce que j’ai un souci avec ma messagerie... Oui, depuis ce matin, je n’arrive pas à lire mes mails... C’est embêtant pour travailler de nos jours vous savez... Je vous lis le message d’erreur : Échec de la connexion au serveur de messagerie : utilisateur inconnu. ... Mais j’ai déjà appelé plusieurs fois vous savez... Mon numéro de ticket ? Attendez, je l’ai noté quelque part, une seconde... Ah, le voilà, c’est le 47.911.001... Comment ça, ce numéro n’existe pas ? Vous vous moquez de moi ?... Je vous assure que j’ai bien noté le numéro ! Non, mais pour qui me prenez-vous ?... Allô ?... Allô ?...

Il reposa le combiné sur sa base.


Quelques années plus tôt, au cours d’une discussion avec un collègue.

— Vous vous rappelez... comment s’appelait-il déjà ?

— Non, ça ne me dit rien, répondit-il un peu effrayé.

L’autre le regarda, l’air de comprendre.

— Non, bien entendu... Moi non plus d’ailleurs.


— Tu sais ce qu’est devenue Marie ? demanda-t-il. Je n’ai plus de nouvelles depuis quelques temps.

— Marie ? Je ne connais pas de Marie, répondit-elle.


Depuis des années, chaque jour, il prenait un bus souvent bloqué dans les embouteillages pour se rendre à son travail. Chaque jour, il contemplait les mêmes rues et elles changeaient sous ses yeux. Au commencement, il avait compté les nouvelles constructions qui étaient nombreuses. Mais progressivement, leur nombre avait décliné, et il n’y en avait plus du tout depuis bien longtemps. Alors, il remarqua une bicoque murée. Elle ne paraissait pourtant pas abandonnée. Quelques jours auparavant, quelqu’un en avait encore tondu le gazon. Plus tard, il y eut un autre pavillon muré. Là non plus, il n’y avait pas le moindre signe d’abandon. Encore plus tard, les fenêtres d’un appartement connurent le même sort. Au fil du temps, de plus en plus de logements virent toutes leurs ouvertures condamnées.

Il avait alors commencé un nouveau compte, celui des constructions aux fenêtres aveuglées. Il était toujours croissant.


Quelques jours plus tard, il alluma sa lampe de chevet et se leva. Il actionna le ruban du volet roulant qui s’ouvrit mais ne laissa pourtant pas entrer la clarté du jour.

— Chérie, dit-il, ils ont muré nos fenêtres pendant la nuit.

À ce moment, la lumière s’éteignit.


Quels étaient leurs noms ?... Je ne sais pas... De qui parlez-vous ?... D’ailleurs, je ne vous connais pas. Laissez-moi tranquille ! Allez-vous-en ou j’appelle un agent !